L’autre soir, je suis allée voir L’Écrivain et la Conscience au théâtre de Lenche à
Marseille, un texte de l’écrivain suédois Stig Dagerman extrait
de La Dictature du chagrin édité
par les éditions Agone. Le collectif Manifeste Rien (Jérémy
Beschon, metteur en scène et Virginie Aimone, comédienne) n’en est pas à sa
première adaptation d’un texte de sciences sociales en pièce de théâtre,
d’autres « Emporte-pièces » ont précédé.
Jéméry Beschon et Philippe Geneste animent le débat après le
spectacle
|
La création littéraire est-elle un engagement ?
L’Écrivain et la Conscience commence
avec les récriminations d’une mère à sa fille lorsqu’elle constate que son cœur
est blessé. La fille confesse qu’elle s’est liée à un poète au cœur brulant.
Puis le poète apparaît. La pièce est le dialogue intérieur de l’écrivain
et des voix de la récrimination qui lui reprochent d’être un charlatan, de
n’être pas compréhensible par le peuple, pour qui il avait pourtant choisi
d’écrire. Virginie Aimone, comédienne à la présence magnétique, incarne seule
ces différentes voix : elle module avec une grande amplitude son corps et
sa voix pour interpréter tour à tour le poète et son détracteur. Tout est
juste, chaque silence est significatif, chaque parole résonne durablement…
Le poète anarchiste est malmené, accusé de n’être pas suffisamment
consensuel et trop égoïste dans son aspiration à la liberté. Il répond en
substance qu’il existe en tout homme, indépendamment de son appartenance à un
groupe et de son désir de divertissement, une inquiétude et des
questionnements, une solitude irréductible. C’est à ce soi réflexif que le
poète s’adresse. Le collectif Manifeste Rien propose avec cette pièce une
réflexion sur la place de l’écrivain dans la société et sur le rôle
de la création littéraire. Écrit-on pour être lu ? L’écrivain doit-il
forcément choisir entre engagement politique ou artistique ? Toute
pratique artistique n’est-elle pas en elle-même un engagement ? À quel
public la littérature engagée s’adresse-t-elle ? Pourquoi et pour qui un auteur écrit-il ?
Retour sur la notion de littérature prolétarienne
Après la pièce, Philippe Geneste, exégète de l’écrivain
suédois, a fait un exposé sur la littérature prolétarienne (produite
par les « masses productives »). S’en est suivi un débat avec lui,
Jérémy Beschon et le public sur les caractéristiques de cette création
prolétarienne, que Philippe Geneste définit comme étant l’expression du
soi dans le groupe plutôt que celle d’un moi individualiste. Les
conditions de production déterminant par ailleurs nécessairement où se pose le
regard de l’écrivain et à qui sa voix s’adresse.
Échos contemporains
S’il faut resituer historiquement le texte de Stig Dagerman
(1ère moitié du XXe s.) et donc les groupes sociaux auxquels il est fait
référence, la réflexion à laquelle appelle la pièce sur les conditions de
la production littéraire n’en demeure pas moins tout à fait actuelle dans
un environnement contemporain de désacralisation de la création littéraire et
de sa diffusion (notamment grâce au web et à l’auto-édition), où la pratique de
l’écriture tend donc à se répandre.