Accéder au contenu principal

L'Imposteur, Javier Cercas

Je ne connaissais pas l’œuvre de Javier Cercas avant de voir les entretiens vidéo réalisés avec lui par Franck-Olivier Laferrère. Puis est venue cette rencontre avec l’écrivain espagnol à la librairie Histoire de l’œil à Marseille pour la présentation de L’Imposteur (éditions Actes Sud), où il m’a fait forte impression. Il s’exprimait dans un beau français aux accents espagnols et faisait tout autant figure de grand écrivain maîtrisant les rouages de la fiction que d’intellectuel aux idées fortes et claires. Logiquement, j’ai ensuite acheté son livre. 

Couverture du roman sans fiction L'imposteur de l'écrivain Javier Cercas sur Enric Marco

Enquête sur « le grand imposteur et le grand maudit »

Dans L’Imposteur, Javier Cercas raconte comment Enric Marco, un Catalan de 94 ans aujourd’hui, a trompé l’Espagne entière en se faisant passer, entre autres, pour un ancien déporté du camp nazi de Flossenburg pendant la Seconde Guerre mondiale et ainsi devenir président de l’Amicale de Mauthausen en Espagne. Au sein de cette association, il a donné de nombreuses conférences dans les lycées et interviews dans les médias pour témoigner, donc, d’une expérience qu’il n’avait pas vécue. L’imposture a duré 5 ans, jusqu’à ce qu’en 2005 l’historien Benito Bermejo le démasque. Incroyable histoire... Mais l’entreprise de Javier Cercas ne consiste pas à faire le procès d’Enric Marco, plutôt à essayer de le comprendre grâce à une enquête méticuleuse. On apprend donc que l’homme a menti sur des pans entiers de sa vie, cachant sa première femme et ses enfants aux suivants, se faisant passer pour un anarcho-syndicaliste ayant résisté au franquisme afin de devenir dans les années 70 le secrétaire général de la CNT (syndicat anarchiste de Catalogne) puis vice-président de la FAPAC (association de parents d’élève). En vérité, il participa brièvement à la guerre d’Espagne puis se rangea du côté des vaincus et comme la majorité d’entre eux se tut et accepta la défaite. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il s’engagea comme travailleur volontaire en Allemagne et à son retour devint et resta garagiste pendant 30 ans. Pour Javier Cercas, l’imposture est le fruit d’« un ménage à trois entre son désir d’être un héros, son imagination et ses lectures ». Il compare d’ailleurs Marco à Don Quichotte, « deux romanciers d’eux-mêmes », insatisfaits de leur vie et ayant introduit la fiction dans la réalité pour faire correspondre cette dernière à leurs aspirations. Enric Marco serait un narcissique éprouvant un besoin farouche d’être aimé et admiré, refusant de se connaître et de s’accepter tel qu’il est.

Mensonge collectif et sacralisation de la mémoire

Ce qui rend incrédule dans cette affaire, ce n’est pas tant le mensonge que l’adhésion qu’il a suscitée. Et c’est toute la force du livre de Javier Cercas que de réussir à décortiquer comment l’imposture a pu tenir en recontextualisant le mensonge dans une époque. Tout d’abord, l’histoire de Marco n’était pas cousue de fil blanc, au contraire, ses mensonges s’appuyaient sur de petites vérités (sa présence en certains lieux à certaines dates). Puis, le destin de Marco est intimement lié à l’histoire de son pays. C’est en effet lors de la transition démocratique dans les années 70 qu’il a commencé à se créer un passé plus glorieux. Selon Cercas, à des degrés moindres évidemment, c’est ce que la majorité des Espagnols aurait fait à la fin du franquisme. Le second phénomène ayant favorisé la crédulité des auditeurs d'Enric Marco fut, selon l’auteur, la conjonction d’une méconnaissance de l’histoire de la Shoah en Espagne et l’explosion de la « mémoire historique ». Cette dernière étant le résultat d’une collusion entre deux démarches pourtant bien différentes dans leurs méthodes et leurs sujets. Alors que la mémoire est tragique, chargée d’émotion, confuse, individuelle et qu’elle appartient aux acteurs ; l’histoire est collective, objective et recoupe les récits avec des preuves. On trouve dans le livre cette définition de la « mémoire historique » : « une “mémoire empruntée”, à travers laquelle nous ne nous souvenons pas de nos propres expériences, mais de celle des autres, de celles qu’on n’a pas vécues, mais qu’on nous a racontées. » L’Imposteur dénonce comment cette confusion collective a permis qu’une usurpation aussi énorme que celle de Marco arrive.

Une version kitsch de l’histoire

Les défenseurs d’Enric Marco et lui-même ont tenté d’arguer que finalement, en portant haut la parole des déportés des camps nazis, il avait permis de mieux en dénoncer l’horreur. Mais Javier Cercas réfute l’argument. Car Marco a diffusé une falsification : « des narrations remplies d’émotions, d’effets et d’emphases mélodramatiques, riches en mauvais goût, mais imperméable aux complexités et aux ambiguïtés de la réalité. » Ce que l’auteur appelle une version édulcorée et kitsch de l’histoire, visant surtout à mettre en valeur sa supposée dignité et s’appuyant sur le prestige conféré par les médias aux figures du témoin et de la victime. En lisant L’Imposteur, j’ai pensé à cet article de Roberto Ferrucci intitulé « La Retorica degli "eroi" » sur la dérive que constitue l’obsession des médias et le goût du public pour les héros. Javier Cercas rappelle dans son livre qui est le véritable héros : « celui qui dit non quand tout le monde dit oui », autrement dit, l’exact opposé d’Enric Marco.

Un « roman sans fiction » ou « récit réel »

Avec L’Imposteur, Javier Cercas a choisi d’écrire un « roman sans fiction » ou « récit réel », car il ne souhaitait pas ajouter de la fiction à une histoire truffée de mensonges. Il a aussi choisi de rendre compte du processus d’écriture du livre et de sa relation avec Enric Marco (puisque de nombreux entretiens ont eu lieu). Javier Cercas avoue qu’il a longtemps retardé l’écriture de cette histoire. Petit à petit, il dévoile pourquoi : il est lui-même travaillé par un sentiment d'imposture... Car le romancier ne manipule-t-il pas lui aussi la réalité dont il se saisit pour alimenter son roman ? Et ne cherche-t-il pas à se guérir de la réalité avec la fiction ? Une formule revient d’ailleurs tout au long du livre comme un leitmotiv : « La fiction sauve, la réalité tue. » Puis s’est posée la question de sa responsabilité d’écrivain, du rôle qu’allait jouer son livre dans la vie de Marco. De la soif de réhabilitation de ce dernier opposée à la volonté de l’auteur de restituer la vérité des faits et de ne pas se faire manipuler. Une réflexion passionnante sur les rapports de l’écrivain avec son double et avec son sujet irrigue tout le texte...

Effet de miroir

Le souhait de Javier Cercas était de comprendre Enric Marco. Mais comment aurait-il pu le faire sans identifier ce qui chez cet homme était propre à la nature humaine : une insatisfaction et une soif de reconnaissance permanentes, un sentiment d’illégitimité, la nécessité d'interpréter des rôles parfois inconfortables... C’est toute la complexité du rapport entre l’individuel et le collectif qui est ici mis en lumière. Si bien qu’en lisant L’Imposteur, on ne peut faire l’économie d’un petit examen de conscience. Bien sûr, on fait la part des choses avec le caractère exceptionnel des manipulations d’Enric Marco. Mais on se questionne, tout comme l’auteur le fait, sur la place de la fiction dans nos vies, sur sa propension parfois à devenir un peu envahissante. Sur le poids des peurs et des fantasmes liés aux tragédies historiques, sur la forme que doit revêtir la mémoire ; est-ce que parfois le souvenir ne convient-il pas mieux ?... Dans un effet de miroir, la lecture de L’Imposteur fait donc naître ces questionnements parfois difficiles, mais ô combien salvateurs. Une œuvre littéraire passionnante où il apparaît que – parfois – la réalité sauve, elle aussi.


Pour aller plus loin sur la question de la mémoire, écouter cet entretien de Caroline Broué avec Catherine Coquio dans une émission intitulée « La Littérature au-delà de l’expérience et du témoignage ».