À la lecture d’Être
ici est une splendeur, ce récit de la vie de Paula Modersohn-Becker par
Marie Darrieussecq (éditions POL), on
regrette de ne pas avoir vu l’exposition qui lui a été consacrée cette
année au musée d’Art moderne de Paris. L’auteure a en effet écrit ce texte alors qu’elle
participait à son organisation. L’exposition finie, il reste ce livre, une
magnifique introduction à l’œuvre de la peintre allemande.
Donner à voir et restituer une présence
Être ici est une
splendeur est le titre emprunté par Marie Darrieussecq à Rainer Maria
Rilke pour intituler ce très beau texte dont l’auteure a souhaité qu’il restitue
à Paula M. Becker une présence : « J’ai écrit cette
biographie (…) parce que cette femme que je n’ai pas connue me manque. Parce
que j’aurais voulu qu’elle vive. Je veux montrer ses tableaux. Dire sa vie. Je
veux lui rendre d’être là, la splendeur. » Morte en 1907 à l’âge de
31 ans des suites de son premier accouchement, la peintre est peu connue
en France. Injustice à laquelle Marie Darrieussecq a voulu remédier. En
s’appuyant sur son journal et sur sa correspondance, elle a reconstitué le
fil de sa vie de femme artiste du début du XXe siècle. Partagée entre sa
vie dans la campagne allemande (dans la colonie d’artistes de Worpswede)
et l’effervescence du quartier de Montparnasse à Paris, entre la vie conjugale
(auprès du peintre Otto Modersohn) et son travail de peintre, Paula
M. Becker a pourtant réussi à accomplir une œuvre importante, à laquelle
on reconnaît aujourd’hui toute sa valeur.
La condition de la femme artiste en 1900
Marie Darrieussecq procède chronologiquement, simplement,
tout en insérant sa propre voix dans le récit pour expliquer sa démarche, son
intérêt, sa propre expérience de la vie d’artiste et de mère. L’angle est en
partie historique, si bien qu’on mesure le fossé qui sépare leurs
conditions respectives. Car en 1900, lorsque Paula M. Becker arrive à
Paris, elle fait partie des toutes premières femmes à pouvoir suivre des cours
d’anatomie à l’École des Beaux Arts qui a ouvert en 1900 aux filles, ou à
pouvoir peindre des modèles nus. L’auteur nous raconte également quelle
pionnière Paula M. Becker fut dans sa pratique de la peinture :
peignant des autoportraits nue ou enceinte, représentant des femmes
concentrées, absorbées dans leurs pensées, ou simplement présentes au monde.
Une représentation en rupture avec les canons de l’époque : « Pas de
sens ajouté. Pas d’innocence perdue, pas de virginité bafouée, pas de
sainte jetée aux fauves. Ni réserve ni fausse pudeur. Ni pure ni pute. Ici est
une jeune fille : et déjà ces deux mots sont de trop, chargés de
rêveries à la Rilke et de poésie masculine — “laissez-nous donc
tranquilles !” » Le récit de Marie Darrieussecq est fort car
féministe ; on imagine une sororité, une complicité
intellectuelle et esthétique entre l’écrivaine et la peintre.
Une immersion dans le Paris de l’art moderne
Mais le livre est aussi très divertissant pour qui
s’intéresse à l’art moderne et à l’ébullition artistique qui régnait à
Paris en 1900. Dans Être ici est une
splendeur, on croise Rainer Maria Rilke (Marie Darrieussecq développe dans
des pages passionnantes quelle amitié amoureuse unit le poète et la
peintre ; il composa d’ailleurs Requiem
pour une amie en hommage à Paula M. Becker) ; il y est
question de Rodin et de Cézanne, du galeriste Ambroise Vollard, du Salon
d’Automne... L’exposition consacrée à Paula M. Becker est finie, et rien ne
remplace une visite au musée, certes, mais avec Être ici est une splendeur, on réitère une pratique désormais
commune : interrompre sa lecture pour aller sur Google Images observer les
œuvres mentionnées, étoffer, nourrir l’immersion, et finalement compléter
le magnifique portrait littéraire de Marie Darrieusecq par la découverte
visuelle de l’œuvre de la peintre allemande. Une expérience de lecture
réjouissante !