Dès la lecture du titre, Maurice Attia nous
annonce la couleur, Alger la Noire est bien un polar. En 1962, dans une Alger à
feu et à sang, les cadavres de deux jeunes gens, Estelle et Mouloud, sont
retrouvés sur la plage de Padovani, ils ont été abattus et le crime semble signé
par l’OAS. L’inspecteur Paco Martinez et son collègue Choukroun vont tenter de
mener l’enquête...
En savoir plus sur la période coloniale...
J’ai lu Alger la Noire peu de temps après
être allée au Mucem écouter une conférence intitulée « Dépasser 1962 »
dont les intervenants étaient le psychiatre Boris Cyrulnik et les historiens
Benjamin Stora et Ahmed Djebbar. Les discours furent passionnants à écouter,
mais les échanges avec le public un peu houleux. Ayant été interloquée par la
vivacité des divergences exprimées et souhaitant par ailleurs combler un peu
mon ignorance sur l’histoire de la décolonisation, je me suis plongée dans le roman de Maurice Attia.
La guerre civile en toile de fond
L’action d’Alger la Noire se situe dans une
période allant de janvier à août 1962, c’est-à-dire durant l’année où furent
signés les Accords d’Evian (18 mars 1962) par le Gouvernement provisoire de la
République algérienne et le gouvernement français, accords qui mettaient fin à la
guerre d’indépendance commencée en 1954. Le 3 juillet 1962, après le référendum
d’autodétermination, l’indépendance de l’Algérie fut déclarée. La toile de
fond historique que Maurice Attia a choisie pour son roman est donc moins la guerre
d’indépendance que la guerre civile entre les commandos de l’OAS (« Organisation
Armée Secrète » créée en 1961 pour le maintien de l’Algérie française) et les soldats chargés par De Gaulle de leur faire accepter le départ
de l’administration française. Dans ce contexte de guerre fratricide, le
personnage de Paco Martinez s'obstine à poursuivre son enquête. Une manière pour lui de fuir l’horreur des combats quotidiens, et
peut-être aussi de refuser de voir l’exil à venir.
Un roman polyphonique
C’est une polyphonie de voix qui nous est
donnée à entendre dans Alger la Noire. Le personnage sur lequel repose l’intrigue
est donc l’inspecteur de police Paco Martinez. Ce dernier est arrivé en Algérie
avec sa grand-mère espagnole qui s’installa à la Basseta (ghetto du quartier
de Bâb-el-Oued), comme nombre de ses compatriotes républicains qui
fuyaient la guerre d’Espagne. Paco Martinez est un flic sensible, qui refuse de
suivre ses collègues du commissariat dans leur soutien à l’OAS. Il y a aussi la
voix de son collègue et ami Choukroun, un Juif algérien au parler chaleureux.
Son histoire et son nom sont directement inspirés de ce qui arriva dans la réalité
à un ami du père de Maurice Attia, et donc une forme d’hommage. Puis il y a Irène,
l’amante de Paco, qui a perdu une jambe dans un attentat du FLN en 1957. Ayant
fui la famille bourgeoise dans laquelle elle avait grandi à Orléans, elle vit à
Alger en femme libre et indépendante. Enfin, l'auteur fait parler la grand-mère de
Paco, qui petit à petit s’enfonce dans la sénilité. Il y a aussi des personnages
arabes dans le roman, mais ils restent à la périphérie du récit. Le lecteur s’interrogera
peut-être sur cette quasi-absence. En fait, Maurice Attia est né en Algérie (1949) et
sa famille a fait partie des pieds-noirs débarqués à Marseille à l’indépendance.
Dans son roman, il exprime en quelque sorte un point de vue lié à son histoire.
Dépressions du récit
Mes impressions sur Alger la Noire sont
partagées. Tout d’abord je crois que je ne suis pas bon public quand je lis des
romans policiers. Par exemple, là, il m’a semblé que l’auteur étirait son
intrigue, comme s’il avait du mal à lui donner une direction. Il y a comme des
dépressions dans le récit, des passages où tout s’arrête. Mais peut-être est-ce
précisément ce que Maurice Attia a voulu créer pour signifier que l’enquête était
impossible à mener, que Paco Martinez a beau vouloir fuir la guerre civile en
se concentrant sur son travail, cette dernière prend toute la place (pire, la
collision est inévitable). Quoi qu’il en soit, à moi, ça m’a paru un peu long.
Un roman écrit pour un lectorat masculin ?
Par ailleurs, à plusieurs reprises je n’ai
pu m’empêcher de me dire qu’Alger la Noire avait été écrit par un homme pour
des hommes. Dans le roman, la femme est soit une vamp soit une mère,
il n’y a pas de juste milieu. Pendant les scènes de sexe, Irène « s’occupe
de son homme », mais l’inverse n’arrive jamais. Bref, à titre personnel,
certains passages n’ont pas été loin d’être rédhibitoires.
La première partie d’une trilogie
Mais ce serait injuste de dire que le livre
ne m’a pas intéressée. Je le lisais dans la perspective d’apprendre des choses
sur l’Algérie de l’époque de la colonisation et de cette période de transition
vers l’indépendance, or j’ai appris beaucoup de choses. Maurice Attia parvient à
faire revivre un monde, à évoquer un univers révolu. Ce n’est quand même pas
rien... À noter qu’Alger la Noire est la première partie d’une trilogie composée
de Pointe Rouge (à Marseille !) et de Paris Blues. Enfin, Jacques
Ferrandez, l’auteur de la belle adaptation en BD de L’Étranger de Camus et des Carnets
d’Orient, a adapté Alger la Noire en bande dessinée. Des correspondances à explorer,
donc !
L'adaptation d'Alger la Noire en bande dessinée par Jacques Ferrandez |
Extrait
Je me suis levé, j’ai ouvert la fenêtre et fumé une maïs en essayant de m’imaginer avec Irène et ma grand-mère dans cette ville. Je ne débordais pas vraiment d’enthousiasme. Avais-je encore le goût de mon métier pour m’intégrer à une nouvelle équipe dont l’hostilité était prévisible ? Pas sûr. Passer du nord de l’Afrique au sud de l’Europe, de l’accent pataouète à celui de Marseille, d’une ancienne colonie à la mère patrie, d’une terre d’exil à une autre, d’une police pervertie par l’OAS à une autre, en compromission avec son milieu, était-ce bien raisonnable ? Est-ce qu’une ville, un autre pays me tentaient ? Pas vraiment. Irène avait raison, je redoutais le changement comme la peste. Brune, bleue, blanche ou rouge. À trente ans, je me sentais déjà cynique. Orphelin trop tôt, exilé trop tôt. Flic trop tard. En tout cas ni au bon moment ni au bon endroit. L’enquête que je poursuivais était l’arbre de l’enthousiasme qui cachait mal la forêt de la mélancolie et de la dérision.
Auteur : Maurice Attia
Édition : Actes Sud (collection BabelNoir), 2006