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La nuit qui n’a jamais porté le jour, de Jorge Marchant Lazcano : Une amitié à Valparaiso en 1940

Comment réagit un pauvre homme découvrant soudainement, par le biais du seul ami qu’il n’eut jamais, l’existence du mal absolu ? C’est sur cette idée que repose l’histoire racontée par l’écrivain chilien Jorge Marchant Lazcano dans La nuit qui n’a jamais porté le jour, un court roman paru au Chili en 1982.

Une amitié inattendue

L’histoire se passe en deux temps : à Santiago, pendant la dictature militaire (« c’était de durs moments qu’ils vivaient alors »), un pauvre homme renfrogné nommé Sepúlveda se souvient qu’autrefois il a vécu à Valparaiso, sur la côte. En 1940, alors sans emploi et désœuvré, il y fit la rencontre d’un Français nommé Daniel Cahen, un juif exilé assistant impuissant aux exactions commises en Europe par les nazis. Ce dernier permit l’embauche de Sepúlveda en tant que manutentionnaire dans une des caves où il travaillait. Une amitié naquit de cette rencontre, caractérisée, dès le départ par un déséquilibre : Sepúlveda est un homme pauvre, solitaire et ignorant, en permanence sur la défensive lorsqu’il s’adresse à son ami plus fortuné et plus instruit. Son système de valeur basé sur l’amour de la patrie lui fait porter un jugement injuste sur son compagnon réfugié, qui ne combat pas en Europe.

La découverte du mal 

Mais ce que Sepúlveda ne pardonne pas à Daniel Cahen, c’est de lui avoir fait le récit des crimes commis par les nazis et, donc, de lui avoir fait prendre conscience de l’existence du mal. Alors que pour Sepúlveda « avant Cahen, la mort était (...) aussi pure que le néant », elle est désormais associée à des convois, aux crimes de masse et elle peuple les cauchemars qui ont fait de ses nuits une souffrance.

Sans certitudes et sans repos

Or, une étrange croyance accompagne Sepúlveda depuis son enfance : celle d’être en train de rêver sa vie et de devoir attendre de se réveiller pour la vivre vraiment... Une autre source d’incertitude, de tourment et d’obsession pour ce caractère ténébreux. D’une part le personnage de Sepúlveda a vu la réalité envahir ses nuits, et d’autre part il associe sa vie à un mirage. Quelle importance un tel homme accorde-t-il à ses actions ? Qu’advient-il d’une vie dont les nuits n’apportent pas de repos à l’âme ? D’un jour que la nuit ne porte pas ? C’est sur cette trame que Jorge Marchant Lazcano tisse un récit passionnant oscillant entre le conte philosophique et le roman noir. 

L’art de faire des livres

Une précision importante sur La nuit qui n’a jamais porté le jour. Comme tous les livres publiés par Christophe Lucquin, il est de très belle facture : de grandes marges, une belle police de caractère, une jaquette à l’identité graphique très reconnaissable sous laquelle se cache une couverture entièrement blanche, simple et élégante, une page de garde bleue, etc. Le livre est un peu cher, du coup. Mais une version numérique du texte est proposée par l’éditeur pour qui accordera un peu moins d’importance à l’objet et plus au texte. Quoi qu’il en soit, cette lecture m’a donné envie de découvrir davantage de titres du catalogue de cet éditeur indépendant qui fait la part belle à la littérature latino-américaine.

Bonne lecture !

Quand il était tout enfant – avait-il douze ans alors ? – sa mère l’avait envoyé à Quilpué, petit village proche de Valparaiso, pour une commission sans grande importance à faire à une parente. On aurait presque dit que sa mère lui avait tendu un piège. Il avait pris le train à la gare du Port et, après quelques minutes, bien avant d’arriver à la station balnéaire de Recreo, il s’était endormi. Il avait été secoué par les secousses du train, presque déjà en gare de Quilpué, une demi-heure plus tard. Eh bien à ce moment-là, l’épisode n’avait eu aucune importance, mais au bout de quelques années le souvenir avait jailli de l’intérieur de lui-même, exact et rond, toujours avec le même sens, se transformant en une véritable obsession. Il ne s’était pas encore réveillé, le voyage continuait, il dormait toujours, avec la misérable commission de sa mère encore intacte, il dormait et rêvait de ce qu’il supposait être en train de vivre. Il commença soudain à croire que tout s’était passé ainsi. Rien dans sa vie n’était certain. Ni son arrivée à Quilpué, ni son retour à Valparaiso, ni les jours, les mois, les années qui suivirent, l’enfant devenant un homme, les années passant. Rien n’était certain. Il était toujours en train de dormir et de rêver dans le wagon de troisième classe. Quand se réveillerait-il ?

L'écrivain chilien Jorge Marchant Lazcano publié par Christophe Lucquin éditeur
L'écrivain chilien Jorge Marchant Lazcano

Auteur : Jorge Marchant Lazcano
Traduction : Christian Roinat
Édition : Christophe Lucquin Éditeur, 2017