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L'Amérique, de Joan Didion : les revers du rêve américain

De Joan Didion, j’avais lu le fameux L’Année de la pensée magique, un témoignage bouleversant sur le deuil, et Maria avec ou sans rien, un beau roman mélancolique sur l’univers d’Hollywood. Ici, les chroniques de Joan Didion réunies dans L’Amérique par les éditions Grasset ont été extraites de plusieurs essais publiés aux États-Unis (Slouching towards Bethlehem, 1968 ; The White Album, 1979 ; After Henry, 1992), qui compilaient eux-mêmes des articles parus dans des magazines : The Saturday Evening Post, Life, Esquire, The New York Review of book, The New Yorker. Ces chroniques sont donc représentatives du travail journalistique de l’auteure et de son rôle de témoin des événements qui ont marqué la société américaine des années 60 aux années 80.

L'Amérique de Joan Didion, paru aux éditions Grasset

Joan Didion, une figure du Nouveau Journalisme

Le Nouveau Journalisme, qui a vu le jour dans les années 60 aux États-Unis, se caractérise par sa dimension narrative, sa subjectivité et son souffle littéraire. Joan Didion intègre par exemple son parcours dans son écriture, elle n’est pas une observatrice extérieure de son environnement. Dans L'Amérique, lorsqu’elle nous raconte la vallée de Sacramento pour nous parler de la Californie, elle nous parle de son enfance, de sa famille (arrivée en Californie avec les premières caravanes au XIXe siècle), de la réaction de telle grand-tante à tel événement, de ses souvenirs d’enfance. Néanmoins, elle conserve toujours une certaine distance, teintée de mélancolie et d’inquiétude par rapport à ses sujets d’observation. Ainsi, lorsqu’elle se rend dans le quartier hippie de San Francisco (Haight-Ashbury) pour faire le portrait de « la communauté », elle n’embrasse pas la cause qui bat alors son plein dans les années 60. Concentrée sur les causes sociales, elle nous dépeint le tableau assez sombre d’une jeunesse perdue, vivant dans une grande pauvreté : « Une fois que nous avions vu ces enfants, nous ne pouvions plus ignorer le vide, nous ne pouvions plus faire semblant de croire que le mouvement d’atomisation de la société pouvait être inversé. » Ce texte (En rampant vers Bethlehem) rapporte des conversations, des contenus de tracts qui documentent l’époque. Tout en restant concentrée sur la surface, sur des détails et des anecdotes, Joan Didion parvient à révéler l’ambiance si particulière des années 60 californiennes et à décrire ce qui a caractérisé un changement d’époque, la transition d’une société.

 

Chroniques d’un changement d’époque

Les textes de L’Amérique, tout passionnants qu’ils sont, n’en sont pas moins marqués par un certain pessimisme et une forte inquiétude. Joan Didion s’appuie sur sa sensibilité, voire sa fragilité, pour écrire. Sous sa plume, la folie des années 60 a succédé à la vacuité des années 50. Dans le texte Au lendemain des années 60, elle dit à propos des années 50 qui furent pour elle des années d’étude : « nous étions la génération soi-disant “silencieuse” (...) aux yeux de beaucoup d’entre nous, l’excitation recherchée dans l’action sociale n’était qu’une façon, parmi tant d’autres, d’échapper à la dimension personnelle, de se dissimuler à soi-même, pour un temps, cette terreur de l’absurde qui était le destin des hommes. » Les années 60, quant à elles, sont définies par Joan Didion comme une période de contingence absolue, où tout et son contraire aurait pu arriver, où la « trame narrative » avait été perdue et le script égaré. Une atmosphère de fin du monde et de paranoïa généralisée régnait à Los Angeles où elle vivait, qui atteignit son point culminant avec le meurtre de Sharon Tate Polanski : « la tension se brisa ce jour-là. La paranoïa était accomplie. » Entre ces deux périodes, une transition de la société a eu lieu, et Joan Didion, qui demeure attachée aux légendes de son enfance (son affection pour John Wayne, sa connaissance de la vieille Californie), pose sur ce nouveau monde un regard chargé d’inquiétude.

 

Sous les légendes américaines, le crime

Mais cette inquiétude n’est pas une posture réactionnaire (ce à quoi on pourrait avoir la tentation de la réduire). Elle est plutôt liée à l’acuité avec laquelle Joan Didion traite la question de la criminalité américaine. Dans l’histoire de Lucille Marie Maxwell Miller (racontée dans le texte intitulé Quelques rêveurs du rêve d’or) qui a assassiné son mari, l’écrivaine voit une illustration de la désillusion d’une femme ayant cru au rêve américain de prospérité, mais pour qui la réalité s’avéra tout autre. Dans l’histoire de Patricia Campbell Hearst, héritière californienne enlevée par des révolutionnaires, elle voit un opéra où l’ancien et le nouveau monde s’affrontent. En examinant les faits divers qui ont jalonné son époque, Joan Didion excelle à révéler les intentions cachées des criminels. Mais c’est probablement dans Voyages sentimentaux que l’écrivaine se livre à l’analyse la plus poussée de la société américaine. Elle y fait le récit du traitement médiatique de l’affaire de la joggeuse de Central Park (agressée par des adolescents de Harlem). Selon elle, d’autres affaires, non moins graves, où la question raciale était absente, ne reçurent jamais la même couverture médiatique. Joan Didion épluche les témoignages du procès et les journaux de l’époque pour mettre en lumière comment les faits furent interprétés pour conforter la légende selon laquelle la dynamique de New York procéderait d'un équilibre des contrastes sociaux sans cesse renouvelé par des crises cycliques. Légende à propos de laquelle elle explique : « ce n’est que grâce aux transformations induites par la légende des “contrastes” que la criminalité inhérente à la ville et l’absence de civilité qui en découlait purent devenir des objets de fierté, la manifestation d’une “énergie” : si vous réussissiez, vous pouviez réussir n’importe où. » Joan Didion dénonce ainsi, preuves à l’appui, une vision sentimentale de la criminalité new-yorkaise qui polarise les populations, pour mieux cacher les crimes liés au clientélisme.

 

Indispensable Joan Didion

L’Amérique est une lecture indispensable pour qui s’intéresse à la complexité de la société américaine. Les chroniques de Joan Didion excellent à décortiquer la trame du rêve américain, les désillusions du quidam, les ressorts de la question raciale, les rouages d’une société en transition, le traitement médiatique de la criminalité... Un journalisme narratif absolument passionnant à lire, même s’il est souvent teinté de pessimisme. Le lecteur ingrat reprochera peut-être à Joan Didion d’avoir retranscrit un délitement. Le lecteur reconnaissant saura voir dans cette grande écrivaine un témoin véritable de son époque, s’étant risqué à sonder la part la plus obscure de la société américaine.

 

Extrait

Je vous raconte ça non pas comme une confession intempestive mais parce que je veux que vous sachiez, à mesure que vous me lisez, très précisément qui je suis, où je suis et à quoi je pense. Je veux que vous compreniez exactement à qui vous avez affaire : vous avez affaire à une femme qui depuis quelque temps se sent radicalement étrangère à la plupart des idées qui paraissent intéresser les autres. Vous avez affaire à une femme qui, quelque part en cours de route, a égaré le peu de foi qu’elle avait jamais eu dans le contrat social, dans le principe de progrès, dans le grand dessein de l’aventure humaine. Très souvent, ces dernières années, je me fais l’effet d’une somnambule, traversant le monde sans avoir conscience des grandes questions de l’époque, ignorant ses données de base, sensible uniquement à l’étoffe dont sont faits les mauvais rêves, aux enfants qui brûlent vifs coincés dans la voiture sur le parking du supermarché, à la bande de motards qui désossent des voitures volées sur le ranch de l’infirme qu’ils retiennent prisonnier, au tueur de l’autoroute qui est “désolé” d’avoir dégommé les cinq membres de la même famille, aux arnaqueurs, aux fous, aux visages de plouc sournois qui surgissent dans les enquêtes militaires, aux rôdeurs tapis dans l’ombre derrière les portes, aux enfants perdus, à toutes les armées de l’ignorance qui s’agitent dans la nuit. Des gens que je connais lisent le New York Times et essaient de me raconter les nouvelles du monde. J’écoute les émissions d’antenne ouverte aux auditeurs. 
 

Auteur : Joan Didion
Traduction : Pierre Demarty
Édition : Grasset, 2009